Au début du mois de décembre dernier, nous étions sur la route, quittant la Bretagne pour rejoindre Saint-Gaudens, petite ville bien sympathique posée sur la plaine de Comminges au pied des Pyrénées. Là-bas, c'est le coeur de l'Ovalie, le pays du rugby. Pas étonnant, c'est plein de rugbymen, d'épouses de rugbymen, de fans de rugbymen. Pourtant, au centre-ville, il y a un joli théâtre à l'italienne, avec des lustres à verroterie, des balcons, une scène en bois et des loges au sous-sol. Charmant. C'est vers lui que nous nous dirigions.
Au bout de cinq heures de route, après Bordeaux, nous avons gentiment suivi les pancartes et bifurqué à droite pour emprunter l'autoroute A15 en direction de Pau, Tarbes, Saragosse. Avez-vous remarqué que nous avons utilisé la formule «emprunter l'autoroute» ? Normal, vu ce que ça coûte, on préfère ne pas le «prendre».
Donc, nous roulions vers Saint-Gaudens, passant à proximité du Parc des Landes de Gascogne (ça fait rêver), non loin de l'Aire de la Porte d'Armagnac (ça donne envie), un peu avant le viaduc de la Douze (si vous comptez, ce n'est qu'une seule rivière, pas plus, pas moins).
Et là, nous apercevons devant le pare-brise une passerelle enjambant l'autoroute. Sur le bas-côté, un panneau métallique précise que cette passerelle, avantageusement recouverte de planches en bois de pin, est destinée au passage des biches et des chevreuils. En voilà une belle idée que celle de leur laisser un passage libre pour circuler d'un côté à l'autre de l'autoroute. Nous avons pressenti là la présence efficace d'une association de défense de la nature qui a dû batailler ferme pour que Vinci, Eiffage et Consorts daignassent financer la construction de ce trait d'union entre le bois de pins d'un coté et le bois de pins de l'autre côté. Cela pour la liberté de circulation des animaux sauvages, avec ou sans papiers. Nous ne pouvions que dire «Bravo !».

Pourtant, cette découverte réjouissante a provoqué, dans nos esprits alanguis par le doux ronronnement du moteur, quelques interrogations existentielles. Aujourd'hui, nous souhaitons soumettre à votre perspicacité les questions qu'alors nous nous sommes posées :

- Les biches, les chevreuils et leurs copains les sangliers, les marcassins, les loutres et les tortues ont-ils tous bien été informés ? Cette passerelle a été faite spécialement pour eux. Qui s'est chargé de passer le message ? Comment ? Avec des pancartes ? En langage de biche ? Qui s'est occupé de la traduction en langage de sanglier, de loutre ou de tortue ?

- Y a t-il un panneau suffisamment clair à comprendre pour leur expliquer que la prochaine passerelle sur la droite est à 32 km alors que l'autre passerelle sur la gauche est à moins de 20 km ? Un panneau tout simple pour leur dire « Vas-y, n'aie pas peur, quand les semi-remorques de 35 tonnes passent en dessous, ça fait beaucoup de bruit, ça fait beaucoup de vent, mais ça ne fait pas mal » ?

- Est-ce qu'on a pensé répartir tout le long de la clôture de petites pancartes pour annoncer « Passerelle la plus proche : 10 minutes de marche en biche, 15 minutes en sanglier, une semaine en tortue » ?

- En admettant qu'une représentante ou qu'un représentant de la gente animale a quelques notions de lecture et qu'elle ou qu'il comprend le français (ne compliquons pas la tache avec des traductions en anglais, en espagnol, en mandarin ou en letton, sinon on ne va pas s'en sortir), donc en admettant, disions-nous, qu'un animal ou femelle a compris le principe, est-ce qu'il y a une biche, un chevreuil ou un sanglier qui s'est déjà aventuré là-dessus pour vérifier si l'herbe est plus verte de l'autre côté ? Si oui, est-ce qu'il est revenu /qu'elle est revenue pour expliquer aux potes / aux potes qu' «il ne surtout faut pas hésiter, on peut traverser vite fait ; de l'autre côté, c'est le Pérou.» ?

Voilà toutes les questions qui nous ont assaillis pendant les derniers 150 kilomètres qu'il nous restait à parcourir jusqu'à Saint-Gaudens. Arrivés là-bas, nous n'avons pas trouvé un seul rugbyman capable de nous donner la réponse.

Aujourd'hui, face au silence assourdissant de la direction autoroutière de Vinci et Eiffage, nous cherchons toujours désespérément des éclaircissements auprès de quelqu'un qui parlerait biche, marcassin ou tortue, voire les trois à la fois.