Dans notre chapitre précédent, nous convenions ensemble que tout homme contemporain rencontre régulièrement un désagrément de la vie quotidienne qui jusqu'à ce jour est resté un questionnement sans réponse, un mystère de la bio-physique, une énigme historique : le G.M.D.C.P. autrement dit «le Grand Mystère de la Deuxième Chaussette Perdue ». Dans tous les parcours de vie, chacun d'entre nous a pu constaté qu'il se trouve à plus ou moindre grande fréquence soumis à ce problème, le plus fréquemment le matin, alors qu'il se trouve déjà être en retard, ce qui se traduit par : « Mais bon sang de bonsoir, où est donc passée ma deuxième chaussette ? ».
Dans notre première étude consacrée à ce sujet, nous avons mené une recherche approfondie des différentes causes possibles de disparitions de chaussettes. Hélas, nos investigations qui ne portaient que sur l'époque contemporaine, n'ont donné aucun résultat tangible.

Nous avons donc missionné une équipe de chercheurs historiens qui, en analysant les données sur une plus longue période, ont découvert que rien de ce sujet ne transparaissait dans les écrits anciens, que ce soit en Haute Egypte, en Perse, en Chine pas plus que dans les grottes rupestres de Rocamadour-les-Trois-Bécasses. Aucune mention non plus dans la Bible, le Coran, la Torah ou le Kama Sutra.

Nos chercheurs en ont déduit que le phénomène de disparition de chaussette ne pouvait avoir pour origine qu'un micro-événement qui serait passé inaperçu de tous les historiens travaillant sur les dates marquantes de la Grande Histoire.

Suivant cette hypothèse, et dans les limites d'un financement de recherche assez restreint, ils ont donné priorité à une recherche limitée aux contours du continent européen depuis le Moyen-Age jusqu'aux prémices de l'Ère industrielle.

Pour ce qui est de la datation, ils ont concentré leur étude sur la période située précisément entre le 25 décembre de l'an 800, date du sacre de l'empereur Charlemagne à la Basilique Saint Pierre de Rome et le 1er juin 1800, date à laquelle Napoléon Bonaparte a ordonné la vaccination du Roi de Rome contre la variole. Ceci prouve bien que tous les chemins mènent à Rome. Forts de cette première découverte, nos chercheurs en ont déduit que ces mêmes chemins pourraient bien nous mener aussi sur les traces de la première chaussette perdue. Hypothèse aussitôt vérifiée de long en large, d'est en ouest et du nord au sud.

Résultat : ce serait un certain Aubert Dague, fils de Mathurin Dague et Philomène Peuchou, plus souvent appelé Dague Aubert, natif du village de Camembert en Basse Normandie qui, par un froid matin du mois de novembre de l'an de grâce 1415, apprenant la déculottée des français à la bataille d'Azincourt, aurait mis ses chausses à l'envers. Les retirant pour les remettre à l'endroit, son attention aurait été détournée à cet instant précis par le son du cor au fond du bois. Cunégonde, sa femme, le voit alors se précipiter hors la chaumière et courir à cloche pied, sans souliers, un pied nu, l'autre habillé d'une simple chausse de laine, pour rejoindre ses amis chasseurs et leur prêter main forte. Petit, trapu et maladroit, Dague Aubert, dit Le Lourdaud, encore vêtu de sa pelisse de nuit tissée en poil de marcassin, jaillit face aux chasseurs, criant sa joie de venir les aider. Ceux-ci, dans la brume matinale, le confondent avec un sanglier en rut et criblent son corps de leurs flèches assassines. Pauvre Dague Aubert qui avait mis ses chaussettes à l'envers. Le voilà trucidé. On l'enterra le lendemain, avec une seule chaussette au pied.
La belle Cunégonde, inconsolable, aurait gardé, près de son sein, en souvenir de lui, la chaussette oubliée. Acoquinée trois semaine plus tard avec un jeune manant, vaillant et vigoureux, du nom de Pluboquemoitumeur, Cunégonde conserva tout au long de sa vie la précieuse relique, en souvenir de son cher Aubert.
Jaloux de cette manie, le jeune et beau manant essaya de la détourner de ce souvenir en lui faisant présent de chaussettes variées qu'il allait dérober dans les villages alentours. Jamais Cunégonde n'accepta de remplacer la chaussette de Dague Aubert avec celles proposées par son nouvel amant. Pluboquemoitumeur, dans son obsession de faire oublier l'image du premier époux, s'engagea dans une folle succession de vol de chaussettes uniques. Les victimes de ces vols, eux mêmes allaient se venger chez leurs voisins. Nous n'étions pas encore au siècle des lumières, loin de là. Pas un seul n'eut l'idée de voler une paire entière.

Ces faits, qui ne sont pas encore tout à fait avérés, seraient, selon la théorie de notre équipe d'historiens, le déclencheur d'une manie de vol de chaussettes en cascade sur tout le continent européen. Six siècles plus tard, nous hériterions de cet évènement majeur, avec toutes les répercussions que l'on connait sur la vie quotidienne de l'homme moderne.

Avec cette découverte fondamentale, quelles perspectives s'ouvrent à nous pour l'avenir ? La seule manière de rompre cette chaine serait de retrouver la sépulture de Dague Aubert et de récupérer la chaussette enterrée. Une fois cela fait, nous pourrions remonter le temps et, jour après jour, année après année, siècle après siècle, restituer à tous les descendants des familles volées, les chaussettes de leurs ancêtres.

Quel beau projet que refaire en sens inverse tout le parcours de ces disparitions de chaussettes orphelines, cela jusqu'à l'ultime instant où l'on retrouvera la toute dernière victime en date. Cet homme-là, désespéré, le pantalon sur les chevilles, l'âme en peine, entendra la voix sublime : « Ô, toi homme parmi les hommes, toi qui marche sur terre, un pied fleuri, l'autre à rayures, voici, de par les siècles et les siècles, la chaussette originelle qui te permettra de marcher sur tes deux pieds en harmonie. Maintenant, lève et toi et marche. »

Ce serait beau, ce serait bien qui finit bien. C'est à la portée de notre destin. C'est le nécessaire effort que nous devons accomplir tous ensemble pour réussir à rompre et faire disparaitre à jamais ce cycle infernal de la deuxième chaussette perdue.

Cela peut demander un peu de patience, mais le jeu en vaut la chaussette.